Les souvenirs d’enfance sont comme des papillons ! Ils virevoltent, tournent, s’en vont, reviennent au gré des vents, des saisons, des échanges…
Je revois d’abord le sourire de mon père Raoul quand il me prenait sur ses genoux pour « le » bisou, avant de jeter sa musette par-dessus son épaule, enfourcher sa bicyclette, et partir pour Vialatte, sa vigne, son havre de paix…je ne le revoyais pas avant la nuit…Ma mère, elle, c’est quand elle nous chantait, à ma sœur Maryse et à moi, « Noël, c’est Noël, la joie vient du ciel »…une seule fois par an, pour nous endormir la nuit de Noël…Il y a aussi ma grand-mère Maria qui me faisait rêver par ses histoires, ses photos, ses vêtements si beaux, si doux, si peu communs !...Mon frère Jacquy, me déconcertait : En pension à St Chély d’Apcher, je ne l’apercevais qu’aux vacances ! Il était grand, il parlait peu, J’avais l’impression de lui être indifférente et ça me rendait triste !
Je me souviens un peu de la naissance de ma petite sœur Maryse trois ans après moi : le docteur Robert qui sort de la chambre de mes parents et à qui j’ai dit, parait-il : « Bisquette docteur, j’ai une petite sœur ! »…Ma sœur a été très, très fusionnelle avec moi ; c’était mon rayon de soleil, on partageait tout…Elle m’a aidé tout au long de sa vie…Même malade, elle a pris soin de moi !
Dans mes souvenirs les plus anciens, il y a la tante Laure de Rodez, cousine germaine préférée de mon père, sa voix douce, son sourire…Marie-Louise avec son amie Armande, toujours triste, elle partageait mes peines et tricotait des robes pour mes poupées,… Félicie, son fichu, son grand tablier, les draps étendus sur la gravière et sa petite main « sa manette » comme elle disait, qui avait été brûlée dans l’effondrement de sa maison…Elle, c’était plus tard…vers mes 8-9 ans…quand je quittais rapidement la messe de minuit après « les anges dans nos campagnes » pour me précipiter chez Félicie où m’attendait la surprise du père Noël près du feu de cheminée…Félicie me laissait la porte ouverte, elle était dans son lit, me regardait ouvrir mon paquet avec émerveillement en sirotant le verre de rouge préparé sur la table que je lui faisais passer dès mon arrivée… « Tu vois il est passé, va vite voir chez toi … » ; J’aimais beaucoup voir ma grande cousine Germaine ; Pendant les vacances, elle m’avait appris à nager, à la digue où j’avais failli me noyer à 4 ans…C’est elle qui m’a montré mes premiers pas de danse…Elle a vite abandonné tellement j’étais maladroite ! Ses parents, mon parrain Germain, ma marraine Marie-Louise m’envoyaient des jouets « dernier cri » de Paris ; ils venaient manger à la maison une ou deux fois par an…cela finissait souvent par des accrochages entre belles-sœurs…Ce que j’ai pu en être malheureuse ! J’allais chez eux à L’Aiguebelle où nous étions très bien reçus, avec mon père et ma sœur, le jour du pèlerinage de Quézac et sa fameuse tarte aux amandes.
Et puis, c’était l’hôtel restaurant avec ses serveuses : Juliette, Fernande, Manou, Raymonde…, Marcel Domeizel, l’ami de la famille, son charme, sa belle voix : « On a chanté les filles… » Et la chambre rose… Ma mère et Raymonde aux fourneaux…Les fêtes lors des foires ou des vendanges, le phono « la voix de son maître », dont mon père tournait sans arrêt la manivelle pour faire danser les clients… Le soir, après souper, le plus souvent on nous envoyait au lit à l’arrivée des « beloteurs » : de notre chambre nous entendions leurs voix et leurs rires … Les visiteurs réguliers comme le colporteur et sa grosse malle qu’il portait autour du cou…elle était remplie de trésors : boutons, rubans, laines et aiguilles de toutes sortes …Le marchand de peaux de lapins dont j’avais si peur... J’ai encore dans le nez cette odeur fétide qui le caractérisait…les forains « les grands ciseaux, le roi de la montagne »…Le curé Nogaret qui avalait ses « petits rhums » dans la cuisine en conversant avec les femmes… Mon tonton « Pissou », marchand de primeurs, qui se manifestait à la clientèle par le son du clairon…Il me disait toujours « ta pauvre tante » en parlant de ma tata Augustine que je voyais peu…je la plaignais… pourtant quand je la voyais , je ne la trouvais ni pauvre, ni triste, mais très belle et raffinée : j’ai encore en moi sa senteur de poudre de riz, je ne comprenais pas pourquoi « pauvre »!...Mr Deltour assis sur la terrasse au soleil devant son verre d’absinthe et le cérémonial qui l’accompagnait : sucre, cuillère trouée, verre spécial : Quand il traversait la route, il fallait vite prendre l’arrosoir et aller le remplir à la source de Cougoussac ( sous l’hôtel de Paris) pour que ce Monsieur respecté ait de l’eau fraiche ! C’était à lui que Maryse et moi devions porter nos cahiers terminés avec l’angoisse de la sentence qui allait se répercuter à la maison !... …Quelques années plus tard c’était l’époque « des chopineurs » et leur fouillette de rouge qu’ils s’offraient à tour de rôle et buvaient à petites « gloupées » tout en refaisant le monde. Très serviables, ils aidaient ma mère à porter le bois ou le charbon de la cave.
J’ai encore dans la tête le son de la corne du crieur public « le vieux Bergeron »comme on disait… Le bruit de pas de Mr Poujol impressionnant avec sa jambe de bois…la fête Dieu avec ses reposoirs, ses pétales de rose dans nos jolies corbeilles blanches nouées autour du cou par un ruban de satin : c’était à qui en lancerait le plus sur le curé au moment de l’élévation!
Je me souviens bien du couvent et des cornettes des sœurs de St Vincent de Paul, bien sûr ! Je me suis toujours demandé comment elles étaient « dessous », cheveux courts, cheveux longs, crâne rasé ? …Je n’ai jamais eu de réponse…La sœur Jeanne, ses prières et ses bonbons à la violette, sœur Joseph et son bonnet d’âne, les « grandes » qui nous apprenaient à lire et nous tapaient sur les doigts à la moindre erreur, fières qu’elles étaient de jouer à la maîtresse…Le chemin de l’école et les jeux dans la rue boueuse des Tendes… Ah ! Ces sorties du patronage avec sœur Jeanne …Toutes les fermes des alentours ont reçu notre visite : on nous y préparait un bon goûter…chocolat, beurre frais…confitures…J’en salive encore quand j’y pense…La sœur Jeanne nous faisait suivre partout : près des bébés naissants comme près des défunts. On s’en posait des questions !... Zélie qui accouchait seule sur le pont, ses bébés morts enterrés peu après…de gros poupons si bien vêtus ! …Mr Méchain, un client des Gorges que j’aimais beaucoup : mort, le teint terreux, environné de mouches !...Md Rameau retrouvée gonflée d’eau à « Racellis » après avoir laissé ses pantoufles près du parapet du pont…Eh oui, elle nous l’a montrée la vraie vie !
Dès l’âge de dix ans, se sont les « grandes » : Augusta et Nicole qui m’ont « appris la vie » d’une autre façon, au printemps pendant nos ballades du soir au « Teoulas » dans la bonne odeur miellée des tilleuls en fleurs…elles parlaient de leurs émois, de leurs rencontres…J’enregistrais, je ne comprenais pas tout ! J’en parlais avec Maryse, plus avancée que moi sur ces choses-là…on en a fait des suppositions, des rêves, des projets : « moi, quand je serai grande »….
A l’école publique, Mr et md Servant m’ont entourée de leur savoir, de leur rigueur et m’ont appris la discipline jusqu’au concours de l’E.N. un an après le brevet…Le soir, à la sortie de l’école avec Claudou qui m’aimait « plus que les œufs au plat », Jeannot mon cousin de la Piguière en pension chez nous, Monique mon amie de cœur, parfois Françoise quand ses parents le lui permettaient et bien entendu Maryse, nous « rôdions » dans le village, nous étions les rois ! Nous voyions tout ce qu’il ne fallait pas voir sans que nul ne se méfie…Nous en avions des secrets, nous en faisions des bêtises ! La pauvre Irène en a souvent fait les frais ! …Après, nous partions tous à confesse où le curé en souriant, nous faisait dire un acte de » contrition et trois « je vous salue », avant de nous laisser partir recommencer, rassurés de nous savoir pardonnés !...Nous avions catéchisme chaque jeudi. Le dimanche nous allions à la messe et même aux vêpres, envoyés par nos parents qui eux n’avaient pas le temps et nous demandaient de prier pour eux, ce que nous faisions à notre manière !
Pendant les grandes vacances, dès l’âge de 6 ans, on m’a envoyée en colonie ! Hyères, Batipaume ! L’horreur…A part la mer et quelques copines, je n’en ai que des mauvais souvenirs… j’avais des sentiments amers et de la rancune envers ma mère qui « m’expédiait pour ne pas m’avoir dans les jambes pendant la saison »…Heureusement, au retour, il y avait « les Brassac » venus de Paris avec leur fille Claudine. Mr Brassac venait nous chercher, ma sœur et moi tous les après-midi ; nous parlions avec Félix, nous jouions toutes les trois dans le grand jardin, faisions des bêtises, dont Maryse, la plus petite faisait souvent les frais…Nous allions nous baigner aux « Spaces » en rentrant nos robes dans la culotte pour ne pas être gênées ; nous avions parfois des maillots de bain tricotés qui s’élargissaient, s’étiraient avec l’eau…Nous « goûtions », assises dans l’herbe autour de Md Brassac qui nous préparait de si bons gâteaux ! Elle avait un adorable sourire plein d’indulgence…Je rêvais de vivre comme eux : en famille…A la maison, nous ne nous retrouvions jamais « qu’en famille », il y avait toujours un ou plusieurs amis ou clients qui partageaient notre intimité…On ne nous préparait pas à goûter : « on tirait du placard » ; par contre on était « libres »- à part le soir où il fallait se coucher tôt et les horaires d’école ou de messe à respecter- on entrait et sortait à notre gré sans donner d’explications, personne ne se souciait de nous, c’était bien !...Il ne fallait jamais se plaindre de personne, on ne nous écoutait pas…Parfois, quand j’insistais, mon père ou ma mère répondait « débrouille-toi, je ne veux pas savoir »…Je n’ai pris une vraie « fessée » qu’une seule fois ! J’avais déjà 10 ans au moins !...Monique, ma sœur et moi avions servi de prétexte de sortie aux grandes qui fréquentaient : elles nous avaient amenées à « L’Héritio » et pendant qu’elles « fricotaient » avec leurs galants, toutes les trois, assises dans un coin à l’écart, nous regardions, commentions et prenions des leçons…Le temps a vite passé, nous sommes rentrées un peu tard dans la nuit ; ma mère nous attendait sur la terrasse, inquiète ! Aucune de mes tentatives d’explications n’a pu l’arrêter : elle m’a jetée sur le lit, a baissé ma culotte et toute sa colère s’est exprimée sur mes fesses pendant que Maryse pleurait et que ma grand-mère, effrayée, essayait de la calmer en criant « Arrêtez Maria, vous allez la tuer cette petite ! »…Mon père m’a tirée de là, m’a fait un bisou et m’a dit « allez, ça va passer »Le lendemain j’avais encore les fesses rouges ! C’est la seule fois dont je me souvienne…
J’aimais aussi faire les courses pour ma mère ; nous ne manquions de rien, personne ne conduisait dans la famille aussi nous n’avions que deux sorties familiales en voiture par an avec un taxi( Charles Fabre ou Emile Malaval), la foire de Toussaint à Mende, la foire de Pâques à Florac ; c’était les jours tant attendus d’achat de nouveaux vêtements auxquels j’avais droit alors que Maryse se contentait, sans jamais se plaindre, de ce qui m’était trop petit !... Au village, on trouvait tout ce qu’il fallait ; je n’avais jamais d’argent mais je connaissais par cœur depuis toujours la phrase magique « Maman vous paiera » et en effet ma mère se donnait du temps, l’après-midi en fin de semaine, pour régler les factures…et ramener un petit plaisir…Mon épicerie préférée était celle de Mlle Blanche : très propre, tirée à 4 épingles, légèrement mystérieuse, elle servait le lait à la louche et vendait des livres extraordinaires. …J’aimais aussi aller chez Antoinette et Germaine nos voisines : l’occasion de tremper le doigt dans le seau où la morue dessalait pour le vendredi suivant et d’écouter le « Ave Maria » de leur carillon acheté lors d’un pèlerinage à Lourdes. Chez Marguerite Durand, on m’y envoyait rarement : elle tenait un café, c’était la concurrence ! … Chez Md Nivoliez, je m’y rendais très peu , c’était plus loin…Pourtant, j’adorais son beau sourire, sa réserve et sa gentillesse. Je n’allais pas à la boucherie, les bouchers livraient eux-mêmes : Julien Paulet entrait par la porte « de derrière », une cuisse de bœuf sur l’épaule ; Ferdinand Quet amenait lui-même ses manouls bien blancs réservés à mon père et aux invités…je n’ai jamais eu le droit d’en goûter ! Pourquoi ? Je frémissais en voyant le ventre des brebis mortes se tendre à l’abattoir et les canards sans-tête descendre le Serre...On ne m’envoyait jamais chez le boulanger : il avait mauvaise réputation !
Et les demoiselles du village! …Hélène Olivier jouait de l’harmonium à l’église tandis que son amie Jeanne Robert lui tournait les pages ; Anna Flavier, son frère Arthur et ses ruches, Marcelle et Maria Caplat deux sœurs, brodeuses et couturières réputées à qui ma mère faisait préparer mon trousseau alors que je n’avais pas encore 12 ans ; Antonie Crégut et ses soi-disant amants…Melle Mattes, Clémence et ses bigoudis …et tant d’autres que j’oublie !
Les années ont passé… « Elle fut longue la route, mais je l’ai faite la route… »Je suis vieille à présent…La perte de mes êtres chers…Ma fille chérie Muriel qui vit toujours en moi, ma sœur Maryse, mon frère Jacquy, mes parents, mes amis…m’a marquée au fer rouge…Je ne suis plus la petite fille rêveuse qui cachait ses premiers chagrins dans les jupes de Marie-Louise ou plus tard dans ma Thébaïde, petite construction en pierres sèches entre ciel et terre au-dessus du camping des Gorges du Tarn… Tout cela est terminée…Il ne reste que les Souvenirs…qui vont, qui viennent, ne pas les perdre, n’est-ce pas l’essentiel ?…Au cours des ans, l’école et les enfants, mon mariage avec Christian, ma fille ma Mumu !, mes neuveux et mon beauf frère Yves. Mes amours et mes désamours, ma famille transformée, Guilhem mon petit-fils adoré… je m’en suis fait bien d’autres…Mais ça c’est une autre histoire !
Christiane Leynadier
Ste Enimie : 29/02/2016